18 novembre 2021
Voici un livre que j’anticipais dans les derniers mois, depuis que les deux biologistes Heather Heying et son mari Bret Weinstein ont annoncé au printemps cette publication commune. J’ai longuement écouté Weinstein dans différents balados et je lis régulièrement Heying sur son excellent blogue Natural Selection (https://naturalselections.substack.com). Les auteurs sont deux anciens professeurs de la tristement célèbre université d’Evergreen. Anciens, car ils ont dû démissionner après que leur institution se soit transformée en cirque fou1. Weinstein critiquait une journée spéciale qui voulait que les personnes blanches s’absentent pour laisser le campus aux noirs. C’est tout ce qu’il fallut pour se transformer en paria. Mais bref, revenons au livre, dans lequel les deux auteurs proposent une approche évolutive pour comprendre la place de l’humain dans la vie moderne. Comprendre les adaptations de notre espèce peut nous aider à relever les défis nouveaux du monde en mutations qui est le nôtre, tel est le pari des deux auteurs.
L’argument principal
En étudiant l’évolution humaine, les auteurs ont pu relater certaines réalités anthropologiques, physiques, évolutives et adaptatives qui ont rendu possible l’humain moderne. Cette longue histoire nous aura donné des prédispositions évolutives qui entrent en conflit avec la vie postindustrielle. C’est donc en explorant ces prédispositions qui nous constituent et en tentant de comprendre leur raison d’être que nous pourrons mieux saisir la nature humaine et ainsi mieux comprendre notre place dans cette nouvelle époque toujours pleine de nouveauté et d’innovations.
Les auteurs proposent donc l’idée que les différentes cultures humaines sont elles-mêmes des adaptations au sens évolutif du terme. La culture est donc au service du génome humain en ceci qu’elle permet d’améliorer la survie et la reproduction de l’espèce par sa plus grande flexibilité que le génome lorsque confronté à des externalités potentiellement dangereuses : « Adaptive elements of culture are no more independent of genes than the diameter of a circle if independent of that circle’s circumference. »
Il y a donc dans les cultures humaines des réalités physiques qui dépassent les simples constructions sociales et les « représentations » si chères aux départements de sciences sociales universitaires. Elles sont pleines d’informations sur l’histoire évolutive de l’homme. La monogamie par exemple est une adaptation sociale qui permet à une société d’être plus coopérative, crée des adultes plus compétents et réduit la tendance à la violence. Un autre exemple : les sociétés pourtant pauvres qui écoule une grande partie de leur nourriture lors d’un grand festin annuel le font pour éviter que les surplus alimentaires d’une année X ne se transforment en de nouveaux individus qui ne pourront pas être nourrit une année subséquente Y où les récoltes seront moins bonnes. De telles pratiques culturelles permettent donc la survie et l’avancement de l’espèce, la culture est donc ce qui évolue, mais c’est le génome qui est en contrôle. De ce point de vue, c’est avec prudence qu’il faut détruire les pratiques culturelles humaines qui ont résisté au passage du temps.
Mais qu’est-ce qu’une adaptation au juste ? Les auteurs proposent le principe Omega duquel ils dérivent que « any expensive and long-lasting cultural trait (such as traditions passed down within a lineage for thousands of years) should be presumed to be adaptive. » Il faudrait donc agir selon le principe de précaution lorsque vient le temps de modifier une culture à grande échelle.
Les deux biologistes, biens conscients que le monde doit évoluer, consacrent un chapitre à la conscience qu’ils définissent comme le processus par lequel une société peut innover et s’adapter. La mort humaine étant un des mécanismes permettant cette innovation par la transmission d’un ensemble de connaissances et de traditions par les aînées qui sera appréhendée par la jeunesse qui elle, pourra modifier selon les besoins ce « bagage cognitif ». C’est ainsi que l’humanité trouve l’équilibre entre la tradition et l’innovation. Symboliquement parlant, on pourrait dire qu’il faut un équilibre entre l’ordre et le chaos.
Le bon
Les auteurs montrent à de nombreuses reprises l’importance des traditions et leur réalité biologique. Les tenants des idéologies postmodernes pour qui tout est une construction sociale sont mis K.O. par l’étude des réalités biologiques humaines. Les auteurs en ce sens encouragent le lecteur à explorer le monde :
Pursue feedback from the vast universe that exists beyond you and other human beings. Watch your reaction when the feedback comes in. The more time you spend pitting your intellect against realities that cannot be coerced with manipulation or sweet talk, the less likely you are to blame others for your own errors.
C’est là la différence entre un intellectuel de laboratoire, qui explore le monde par les livres et les théories, et celui qui explore le monde tel qu’il est. Penser le réel à partir du réel, retourner au Cosmos comme dirait Michel Onfray.
Les auteurs font bien aussi de montrer les bienfaits évolutifs de l’équilibre entre la tradition et innovation. Dans un monde uniquement en innovation, l’humain n’aurait pas la capacité de suivre la vitesse du changement, il serait alors plongé dans le chaos. À l’inverse, dans un monde uniquement de tradition, l’Homme serait figé dans un ordre inhibant tout avancement social ou biologique. L’équilibre, comme pour toute chose, est essentiel à l’évolution humaine.
Le moins bon
Malgré leurs bons coups, les auteurs partent sur une base bancale qui gagnerait à être précisée. Le concept sur lequel se base toute leur réflexion est assez mal défini, est trop vaste et ne permet pas d’être utilisé hors du livre. Si tout trait culturel complexe et durable devait être présumé comme une adaptation utile au génome, tout et n’importe quoi peuvent être justifiés comme étant utiles au génome ! Si les auteurs ne précisaient pas le rôle essentiel de la conscience (individuelle et collective) pour corriger ce qui est mal, on frôlerait le relativisme culturel. La culture n’est pas immuable, les auteurs font bien de le rappeler, ils feraient mieux de définir le concept central de leur livre avec plus de précision.
De la même manière, le principe de précaution auquel ils font régulièrement référence n’est jamais défini. Il faut être prudent face aux OGM, à la fission nucléaire… certes, mais dans quelle mesure ? Faut-il connaître 50 % des paramètres d’un système avant d’agir ? 75 % ? 100 % ? Combien de risque doit-on accepter ? Un peu, moyen, beaucoup ? C’est là que le principe de précaution perd de sa crédibilité. Il n’est que cela, un principe. Il n’offre pas de bases solides pour la prise de décision et l’action.
Le manque de précision dans les définitions fait mal à la portée de l’argument, particulièrement dans le dernier chapitre où les auteurs critiquent ce qu’ils appellent « l’obsession de la croissance ». Sans le dire explicitement, les auteurs embrassent la vision économique voulant une décroissance économique. Je ne ferai pas la critique de cette idée, d’autres l’ont fait mieux que moi. Permettez-moi, en ce sens, de vous recommander l'excellent livre de Luc Ferry, Les sept écologies2, dans lequel il consacre un chapitre complet à démonter ce projet fou que serait la décroissance et à proposer l’économie circulaire en lieu et place d’une vision économique antimoderne. Les auteurs, dans ce dernier chapitre, soutiennent sans convaincre que la croissance irait à l’encontre de l’évolution. Mais cette pratique culturelle ne serait-elle pas une adaptation utile au génome ? Et la destruction du marché et de la croissance n’irait-elle pas à l’encontre du principe de précaution ? L’impression à la lecture de ce chapitre est que les auteurs ont pensé la réalité d'abord à partir des idées. Ils ont pourtant fait l’inverse tout au long du reste du livre.
À lire ?
Malgré ses défauts, l’argument central du livre apporte des idées intéressantes, des anecdotes cocasses et une vision unique de l’Homme moderne. Tout en gardant un sens critique, je recommande la lecture de ce livre qui vous transporte de Madagascar à la jungle amazonienne, relate un tremblement de terre en Équateur, le mode de reproduction d’oiseaux migrateurs, l’histoire de l’empire Maya et qui a le potentiel de devenir de devenir la base de futurs travaux qui nous aideront à comprendre l’humain moderne et sa place dans la longue durée.
Je vous laisse avec une question. Puisque le monde moderne est une fabrication humaine, est-ce les humains qui sont mal adaptés au monde moderne ou le monde moderne qui est mal adapté aux humains ?
2. Ferry, L. (2021) Les sept écologies : pour une alternative au catastrophisme antimoderne. Paris : éditions de l’Observatoire.
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